lundi 4 mai 2020

ARTICLE D'INTRODUCTION AU LIVRE « UN CHEMIN VERS L'ESPRIT » DE PAUL COROZE




NOTICE SUR RUDOLF STEINER

Les deuils qui frappent l'humanité le plus lourdement sont souvent ceux qu'elle subit sans le savoir.

Si quelques-uns de ceux qui ont vécu dans l'entourage immédiat de Rudolf Steiner ont pressenti de son vivant l'élévation de cet être au-dessus des autres hommes, ce fut un don de leur destinée. Mais la plupart de ses contemporains l'ont ignoré. Rudolf Steiner meurt à soixante-quatre ans, laissant derrière lui une œuvre de Titan.

Ceux-là peuvent employer un tel mot qui furent témoins de son activité, qui l'ont vu notamment dans les dix dernières années de sa vie réaliser, en dépit des forces destructrices de la guerre, son Université de science spirituelle, créer de toutes pièces ce foyer d'une civilisation nouvelle, redresser le sens social et le sens moral défaillants de l'après-guerre, les régénérer pratiquement par des entreprises industrielles, des cliniques, des laboratoires, des écoles, se consacrer enfin, au lendemain de l'incendie du premier  « Gœthéanum », à l'édification du second monument qui couronne aujourd'hui la colline de Dornach.


Le second Goethéanum aux lignes artistiques, construit en béton, un tour de force dans le premier quart du 20e siècle.


Activité titanesque, certes, que nous n'avons évoquée qu'en sa dernière période, et sous sa face extérieure. Mais le travail spirituel intérieur qui la sous-tendait, moins tangible, évoque une énergie plus rare encore. Cette énergie s'est poursuivie sans une défaillance jusqu'à l'instant où la mort même est venue croiser ces mains toujours prêtes à transmuer en bienfaits salutaires les vérités arrachées au monde spirituel pour les donner aux hommes.

C'est le sort de tous ceux qui viennent en ce monde apporter la lumière que d'être repoussés par les ténèbres.  Peu d'hommes auront été de leur vivant aussi méconnus que lui.  Méconnu dans la portée séculaire de son œuvre de philosophe, de moraliste, d'artiste, méconnu dans ses tentatives de redressement social, éducatif, religieux, méconnu jusque dans sa personnalité humaine, en laquelle, selon le témoignage si juste d'Albert Steffen, « nous n'avons jamais pu trouver de tache ».

L'hostilité put entraver son œuvre, non l'enrayer.  Il n'y avait en lui nulle place pour la faiblesse, le découragement, ou cette forme orgueilleuse du découragement qui s'appelle le renoncement.  Car il ne s'agissait pas de lui; et si dans sa sensibilité il ressentait jusqu'au vif tous les coups qui frappaient son œuvre, il n'en retirait jamais d'amertume personnelle, seulement de l'angoisse pour sa mission.

Cette mission fut la suprême raison de sa vie; c'est pourquoi nous ne dirons pas qu'il fut l'un des nôtres, même des meilleurs, mais qu'il est venu parmi nous. Sa vie, sa parole, son œuvre entière, furent un message.

***

Les dates qui limitent la vie de Rudolf Steiner sur terre évoquent la crise de l'humanité qui passe de la mentalité du XIXe siècle à celle du XXe comme un serpent change de peau, par une série de craquements, de soubresauts et de retournements inquiétants. Il naît en Hongrie en 1861 et meurt en Suisse, à Dornach, en 1925. Entre ces deux dates, un bouleversement si profond s'est produit dans les esprits que d'une génération à l'autre ce sont deux mentalités opposées qui s'affrontent.

Dans la première période de sa vie, Rudolf Steiner prend conscience du milieu où il grandit ; il en éprouve les germes de mort en même temps que s'affermit en lui la vision des réalités spirituelles qui en seront les antidotes ; dans la seconde, au début du siècle nouveau, commence sa vie active, son intervention ouverte dans les courants spirituels de l'époque, son rôle de guide qu'il poursuit pendant un quart de siècle dans les domaines les plus variés de l'activité humaine.

L'état de l'Europe, au dernier tiers du siècle dernier, se ressent du morne esprit « fin de siècle » qui règne dans les milieux cultivés. Si la pensée occidentale a traversé des époques plus sombres, elle n'a pas connu de nuit spirituelle plus désespérée qu'alors. La réalité spirituelle lui échappe. Les phénomènes lui apparaissent comme une mosaïque de faits dont elle ne saisit pas le lien interne. Leur explication lui manque. Elle se sent dépassée par le mystère de la vie. Le problème de la mort lui paraît également insoluble. Faut-il renoncer à la recherche des causes inconnues, à tout ce qui fait appel à autre chose qu'à un raisonnement logique qui tire automatiquement les conséquences des faits matériels ? 

Dans le monde qu'il étudie, le savant ne voit plus que la matière : l'observation du corps humain ne révèle plus au médecin le «  temple de Dieu », mais « un système d'appareils enfermés dans un sac de peau ». La vie de l'âme semble un apport accessoire d'une inconsistance mystérieuse et dangereuse en face des rigueurs logiques de l'expérience sensible.

L'esprit banni de la nature, l'âme bannie de la conscience, toutes les anciennes notions qui faisaient supporter la vie s'effondrent. L'aspect mécanique du monde ne suggère plus que ce pessimisme résigné où ont sombré les savants et les médecins tirant les conséquences de leur science.  Répercuté dans les millions d'êtres qui ont placé leur idéal total dans la science naissante, ce pessimisme gagne les mœurs, la vie pratique; il se répercute dans les milieux d'artistes, d'intellectuels, et s'infiltre jusque dans la conscience populaire qu'il désagrège.

La religion cherche à sauvegarder le domaine moral, la réponse aux grandes questions finales devant lesquelles la science se tait. Elle ne peut toutefois que maintenir les croyances en des dogmes. Elle ne conduit plus vers des certitudes que l'âme puisse voir, mais vers un ensemble de traditions et de probabilités auxquelles il faut croire. Elle-même a perdu la vision des réalités spirituelles sur lesquelles elle repose et qu'elle enseigne encore. 

L'immortalité de l'âme, la Providence divine sont maintenues comme l'apaisement suprême aux aspirations invincibles de l'homme.  « Je ne peux pas vivre sans croire » s'écrie l'âme religieuse. Mais cette impérieuse nécessité de l'âme est incapable de saisir l'objet spirituel de ses vœux : Dieu ! Ce nom n'évoque plus qu'un concept plus ou moins chargé d'une puissance d'émotion et d'évocation purement subjectives.

La science enregistre des faits, mais ne peut saisir derrière eux l'unité spirituelle qui les relie.  La religion prêche cette réalité et cette unité de l'esprit, mais elle ne peut plus s'en faire qu'une idée abstraite.

Tel s'est posé le dilemme à la fin du siècle dernier. Deux mondes isolés l'un de l'autre, antagonistes, n'offrant chacun qu'une image fragmentaire de la réalité.  Entre eux, le partage des consciences et l'abîme où sombrent tant d'esprits sincères, mais trop faibles pour atteindre par eux-mêmes à la vérité. 

A Vienne, où Steiner fait ses études universitaires, tous ces problèmes sont désespérément agités.  En Allemagne où il se rend plus tard, il percevra l'écho des luttes que Nietzsche a livrées pour conquérir la lumière qu'il pressentait. Mais Nietzsche est retombé impuissant, vaincu, dément, pour avoir tenté de percer les murs qui étouffaient son esprit. Le sillage lumineux de la pensée de Gœthe offrira seul à Steiner une transition favorable pour ses propres idées.  La pensée olympienne de Gœthe, dont on ne comprend pas encore toute la profondeur, mais que le prestige du poète contraint de respecter, sert d'introduction illustre aux premières œuvres de Steiner.

Pour apprécier la nouveauté que ces œuvres apportent dans la morne lassitude des esprits en cette fin du XIXe siècle, il faut se rendre compte des dispositions spéciales dont Rudolf Steiner était doué et qui le désignaient à l'avance pour occuper la place qu'il allait prendre dans la pensée moderne.

Les traits qui caractérisent ses premières impressions d'enfant sont doubles : il possède un regard clairvoyant qui plonge derrière le voile du monde sensible, et d'autre part les manifestations du monde qui l'entoure éveillent en lui un intérêt attentif.

Le double attrait qu'il ressent se trahit dès sa petite enfance. Son père était chef de gare du réseau sud-autrichien. Il reçut du cadre entourant ses premières années des images auxquelles il attribua par la suite une certaine importance. Dans les petites stations de la vallée, dominées par la haute chaîne des Alpes styriennes, le passage des trains était la seule incursion du monde moderne de la machine; et il provoquait en lui un grand intérêt. 

« Et pourtant je sais, disait-il, combien la part que prend l'enfant à la beauté et à la majesté de la nature peut être troublée par le mécanisme de ces trains qui s'enfuient au loin.»

La première instruction, assez négligée, le laisse développer librement l'intérêt passionné qu'il prêtait à toutes choses. Il avait neuf ans quand il tomba sur un petit livre de géométrie auquel il doit « d'avoir appris ce qu'est le bonheur. » Dans ce premier contact avec des constructions de l'esprit pur, il trouvait en effet la première confirmation d'un état intérieur qu'il connaissait déjà ; il trouvait la garantie qu'un monde parfaitement réel de formes intérieures peut vivre en nous sans rien emprunter aux sens.

A mesure qu'il grandit, il se rend compte que la réalité de ce monde échappe aux hommes qui l'entourent; ou du moins elle ne leur apparaît que comme un reflet, un mirage douteux en comparaison des faits positifs, indiscutables, palpables, contrôlés par les sens. Cette constatation, si en fait elle l'isole au milieu de ses compagnons les plus proches, stimule d'autant son désir de s'instruire, d'acquérir la force qui lui sera nécessaire pour justifier un jour aux yeux de tous la réalité du monde qui vit en lui.

Vers douze ans, il entre dans une école où se forment les jeunes ingénieurs (Realschule) et où il reçoit, avec les bases d'une culture générale, une forte discipline scientifique. Il en ressort boursier à dix-sept ans et part alors pour Vienne, où il va fréquenter l'Université. Il y poursuit ses études scientifiques, qu'il mène de front avec l'étude des philosophes dans laquelle il se plonge.

Cette double formation, scientifique et philosophique, répond aux exigences primordiales de sa nature ; car elle fait ressortir à ses yeux l'unité qu'il avait toujours sentie entre les phénomènes, objets de la science, et les « idées » qui résident derrière les phénomènes, objets de la philosophie.

En lui s'opère naturellement la synthèse des idées et des faits ; car sa perception s'étend avec autant de rigueur à un domaine qu'à l'autre. Mais comment prouver cette unité aux hommes qui ne perçoivent que le monde sensible ? Comment leur démontrer que dans la pensée humaine, « c'est un esprit réel qui agit ? » Telle était pour Steiner à dix-sept ans la question essentielle. 

« L'importance de la pensée, dit-il, était pour moi d'une réalité qui ne supportait aucun doute. L'expérience du monde sensible me paraissait moins sûre. Il est là, mais on ne le saisit pas comme la pensée. Il peut receler en lui ou derrière lui un élément d'existence inconnu. »

On le voit : ce n'est pas sous cette forme d'hallucinations maladives que le monde spirituel se révélait dès son enfance à Rudolf Steiner. Sa clairvoyance s'élevait bien au-dessus des phénomènes psychiques et atteignait, dans le plein jour de la conscience, la sphère où les archétypes de notre monde sensible vivent leur existence propre. Dans ces sphères où son regard plongeait naturellement, il pouvait saisir non seulement le type primordial de la plante ou de l'animal qui s'offrait à sa vue sensible, mais encore derrière tout homme le « génie » individuel.  

« Je continuais à suivre l'individualité après la mort sur son chemin dans le monde spirituel. »  J'écrivis une fois à l'un de mes anciens maîtres qui était resté mon ami après la « Realschule » et je lui parlai de ce côté de ma vie intérieure au sujet de la mort d'un de mes camarades. Il me répondit avec une très grande affection, mais sur ce sujet pas un mot.»

On l'aimait et il lia un grand nombre de belles et profondes amitiés, mais on n'enveloppait que d'un étonnement silencieux les rares occasions où l'exceptionnelle disposition de sa nature se révélait au dehors. Cette circonstance extérieure l'exhorta encore davantage à acquérir, même sous leur aspect matérialiste, toutes les connaissances que son temps pouvait lui offrir, afin d'en démontrer un jour la profonde communauté avec les connaissances suprasensibles dont on ne reconnaissait pas l'existence. 

 « Mon activité dans le domaine spirituel ne me gênait pas quand il s'agissait d'apprendre les sciences comme on les enseignait alors; je me consacrais à l'étude tout en conservant au fond de moi l'espoir de réunir un jour cette connaissance des sciences de la nature à celle de l'esprit

Cet espoir allait être affermi par une des rencontres les plus marquantes de sa vie : son initiation à l'œuvre scientifique de Gœthe.

L'intuition qui a mené Gœthe à ses découvertes scientifiques lui a découvert une vision nouvelle des choses. Dans la conception scientifique du poète, le monde de la nature et le monde de l'esprit ne sont pas disjoints par un découpage arbitraire de la réalité. La connaissance est un seul et même acte créateur de l'homme dans lequel deux réalités s'unissent : celle de l'esprit et celle de la nature.

On ne trouvait alors dans la philosophie scientifique nulle compréhension pour cet aspect de l'œuvre gœthéenne. Kürschner, qui publie la grande édition des œuvres complètes de Gœthe, en confie à Rudolf Steiner la partie scientifique. Steiner les publie, avec notes et préfaces ; il en développe plus amplement encore toute la portée dans le premier ouvrage personnel qu'il écrit : Principes d'une épistémologie de la pensée gœthéenne.

Ce petit livre contenait déjà toute la synthèse steinerienne que les ouvrages suivants allaient développer. Il apportait le premier essai d'une méthode pour la conquête des mondes spirituels.
Rudolf Steiner poursuit dès lors sans interruption la tâche dont il vient de poser les prémisses. Il se consacre d'abord à en établir la base philosophique.

* * *

Le livre qui marque une époque dans l'évolution de sa pensée, c'est La Philosophie de la Liberté Steiner le publie en 1894.  Pour saisir la portée de cet ouvrage, caractérisé déjà par son sous-titre, « Observations de l'âme conduites selon la méthode scientifique », il faut se rendre compte que l'auteur y jette les fondements d'une connaissance transcendentale dont Kant, et à sa suite toute la philosophie officielle de l'Europe, avait refusé l'accès à la pensée un siècle auparavant.

L'objet de la connaissance, le phénomène, était tiré exclusivement de l'expérience sensible. On croyait que « rien ne peut exister dans l'intelligence qui auparavant n'ait été dans les sens ».  La tâche de Steiner fut de montrer, au cours de sa vie, que si nos connaissances sont bornées, ce n'est pas par nécessité absolue de la nature humaine, mais parce que nous traversons le moment de l'évolution où l'homme a perdu la vision spirituelle du passé et n'a pas encore développé les organes clairvoyants qu'il possédera plus tard.

L'homme vit au confluent de deux réalités : sensible et suprasensible.  Le monde du toucher matériel, des couleurs, des sons physiques, était pour lui jadis l'illusion; aujourd'hui la situation s'est renversée et l'esprit lui paraît illusoire. Mais il n'est pas incompatible avec la nature humaine de maintenir en elle à la fois les deux natures de perception, les deux réalités, ou plus exactement les deux faces d'une même réalité. Car ces deux mondes s'abordent en l'homme, s'unissent en lui pour créer enfin la vérité non plus tronquée, mais totale.

S'il fut nécessaire, pour obtenir la vision nette des choses sensibles, que l'homme soit pour un temps frappé d'une cécité spirituelle, le but est désormais atteint. S'attarder dans cette situation serait arrêter le cours évolutif de l'humanité.  Confrontons sous le regard de notre conscience les données de l'esprit et celles des sens et nous accomplirons la véritable fonction d'un être placé à l'intersection de ces deux mondes : les connaître et les expliquer l'un par l'autre.

Dès lors Steiner rétablit à sa véritable place l'instrument de la connaissance : la pensée.  Elle n'est plus communément utilisée que comme l'agent d'explication des phénomènes sensibles. Elle peut devenir l'instrument de vision pour les réalités concrètes de l'esprit Le spirituel concret, voilà ce qui fut jadis l'objet de la vision collective de l'humanité, mais qui peut devenir aujourd'hui l'objet de la pensée individualisée. La pensée peut dépasser l'aspect transitoire et partiel des phénomènes physiques; derrière cet aspect, elle peut saisir la réalité qui demeure et préside aux changements de formes. 

La pensée, sous sa forme passive, reçoit des sens le contenu de la perception. Elle peut en outre développer une force active, parvenir à l'imagination, à l'inspiration, à l'intuition. La collaboration des forces passive et active de la pensée, dans l'acte de la connaissance, est nécessaire à l'établissement de la vérité.

Quelques années après la parution de La Philosophie de la Liberté, Bergson devait revendiquer les droits de ce qu'il appelait également l'intuition. Mais, si paradoxal que cela paraisse, autant celle de Rudolf Steiner est d'ordre philosophique, autant celle de Bergson est d'une origine mystique étrangère à la pensée. 

L'intuition steinerienne n'émane pas d'une zone indéterminée de la conscience ; elle est un accroissement de la force pensante qui, après s'être exercée sur les perceptions, s'élève jusqu'aux idées qui expriment l'ordonnance générale du monde. Elle n'oppose pas deux natures humaines l'une à l'autre.

C'est pourquoi nous trouvons cette intuition à la base de l'acte libre par excellence.  L’homme s'éveille intérieurement; il s'élève au-dessus de tout ce qui lui impose le poids d'une nécessité : contraintes naturelles, contraintes sociales. Steiner atteint ici le centre de la personnalité humaine qui, par-delà tout caractère restrictif de race, d'âge ou de sexe, se rattache aux profondeurs divines dont le monde tire lui-même son origine. 

« En ce centre, dit-il, se rencontrent la connaissance du vrai, l'apparition du beau dans l'art, la naissance du bien dans la volonté morale. Si ce centre agit dans la claire lumière de l'esprit, la volonté devient libre. Liberté née de l'harmonie avec l'esprit du monde qui ne crée pas d'après une nécessité étrangère, mais pour la seule réalisation de son être propre. De ce centre naissent les intuitions morales. »

Ce centre, l'homme peut en prendre conscience théoriquement. Voilà ce qu'établit l'œuvre philosophique de Steiner.

Mais une question se pose maintenant : quels sont ceux qui peuvent l'atteindre en fait ? N'est-il pas accessible qu'aux philosophes entraînés à un exercice de pensée étranger à la majorité des hommes ? Non. Ces arcanes dans lesquels la vérité se révèle sous sa triple face d'objet de connaissance, objet de beauté, objet de bien moral, des esprits y ont pénétré à toutes les époques - ceux qui furent appelés les initiés. 

Ceux-là possédaient des organes naturellement éveillés à la perception interne. S'ils ont parfois décrit les révélations dont ils ont joui, aucun n'a pourtant indiqué la méthode universelle et sûre qui eût permis aux autres hommes de posséder à leur tour ces organes de clairvoyance. Plusieurs ont employé, dans leurs investigations, des pratiques inconciliables avec une morale saine et avec la rigueur, la précision, la maîtrise de pensée de l'homme moderne. C'est pourquoi leurs révélations, si véridiques qu'elles aient été, sont demeurées le domaine de l'occultisme, de la science secrète.  

Ils ont fui le plein jour de l'examen logique, du contrôle sensible, parce qu'ils n'avaient pas encore suffisamment jeté les ponts entre la réalité de l'esprit et celle des sens.

Le terme d'occultiste appliqué dans cette acception à Rudolf Steiner est un contresens. Il ne pourrait s'entendre qu'au sens où Steiner, ayant connu les vérités occultes, est celui qui les a révélées, qui en a ouvert l'accès aux hommes. Il tire de la nuit qui la recouvre la sagesse des Mystères gardée « occultement » et l'éternelle splendeur de cette sagesse se révèle à notre époque. Venue de plus loin, elle va aussi plus loin que notre science actuelle et lui trace sa voie.  Les limites que s’imposait une connaissance asservie au sensible tombent devant elle.  Rudolf Steiner accomplit le geste que Prométhée expia sur son rocher : il apporte aux hommes le feu de l’esprit, non plus à quelques privilégiés, mais à tous ceux que leur sincérité, leur amour de l’évolution humaine, leur désir de perfectionnement guident jusqu’aux confins de l’esprit.

***

L'accomplissement de cette œuvre fut pour Rudolf Steiner une mission - avec tout ce que ce terme comporte de responsabilité et d'abnégation.
Parlant dans son autobiographie de la répugnance traditionnelle qui existait chez la plupart des initiés à révéler au public les enseignements de l'ésotérisme, il explique en termes simples le point de vue qu'il adopta : 

« Si je devais déployer une activité extérieure en faveur d'une connaissance de l'esprit, il me fallait briser avec cette tradition. Je me voyais placé en face des exigences de la vie intellectuelle du présent. Elles ne supportent plus un enseignement secret comme aux anciens temps. 

Nous vivons à une époque qui réclame qu'en tout domaine les connaissances soient rendues publiques. Le mystère y est un anachronisme. Tout au plus est-il possible de ne communiquer que par étapes la connaissance de l'esprit et de ne laisser parvenir aux degrés supérieurs de cette science personne qui n'a auparavant connu les degrés inférieurs, comme cela se passe dans tout enseignement scolaire : Je n'étais d'ailleurs pas engagé au secret vis-à-vis de personne. Car je n'empruntais rien à l'« antique Sagesse» ; toute ma connaissance spirituelle était le résultat de mes propres investigations. 

En face de ma connaissance, l'« antique Savoir» que je pouvais rencontrer dans la tradition ne me servait qu'à constater la conformité de nos vues et en même temps les progrès qui s'ouvraient à l'investigation moderne. - J'avais donc, d'un certain point de vue, la claire notion de bien faire en commençant publiquement une action en faveur de la connaissance de l'esprit. »



portrait de Rudolf Steiner



Les deux coupoles du premier édifice appelé « le Goethéanum » en mémoire de Goethe, poète, scientifique et homme d'état.  Il brûla à la Saint-Sylvestre 1923.



Le premier Goethéanum lorsqu'il fut complété




Intérieur de la grande salle du premier Goethéanum





Mais l'opposition entre ce qu'il devait dire et les idées courantes était si forte que son intervention publique offrait du point de vue extérieur d'autres difficultés. 

« De tous côtés m'assaillait cette question : comment trouver un chemin pour donner à ma vision intérieure de la vérité des formes d'expression qui puissent être acceptées par l'époque ? »

Avec les premières années du siècle nouveau, il sembla pourtant que le sommeil spirituel fût devenu moins dense qu'au dernier tiers du XIXe siècle. 

« Il m'apparut vers 1900 que la scission entre l'esprit et la pensée humaine venait d'atteindre son point culminant.  Je voyais une lumière nouvelle luire devant les hommes. Un redressement dans l'évolution s'imposait comme une nécessité. »

Steiner entreprend dès lors une activité de cours et de conférences qui le mènera finalement à la fondation de l'anthroposophie ou sagesse de l'homme. L'occasion qu'il prend pour commencer, la Société théosophique la lui offre en l'invitant à donner à ses membres une série de conférences sur « La mystique à l'aube des temps modernes. »

Les œuvres qui datent de cette période sont celles qui décrivent la voie que l'âme peut suivre pour éveiller les organes de perception suprasensible dont le germe existe en chaque homme. Si « La Philosophie de la Liberté » indiquait la voie par laquelle la pensée parvient à saisir les réalités spirituelles, il fallait que les organes plus subtils du sentiment et de la volonté reçoivent eux aussi une discipline qui les métamorphose. 

Atrophié par la prédominance des sens, desséché par l'abstraction de la vie moderne, l'exercice de ces organes est confié généralement à  la fantaisie, à l'arbitraire. Enveloppés d'une buée d'inconscience, ou bien ils dépérissent et appauvrissent ainsi la vie psychique, ou bien leur prolifération anormale envahit la vie quotidienne et menace de la ruiner. Les perceptions suprasensibles qui leur parviennent échappent au contrôle de la conscience saine ; celle-ci se résorbe alors au profit d'une vie de rêve accompagnée de phénomènes morbides.

C'est donc ce domaine intime de l'âme qu'il faut assainir en premier lieu pour permettre à la pensée de partir avec sécurité à la recherche de la connaissance spirituelle. Les exercices que Rudolf Steiner décrit pour la culture particulière de chacune des activités de l'âme transforment celle-ci graduellement en un instrument d'auto-initiation.

Car l'accès des forces actives de la pensée, du sentiment et de la volonté aux sources de l'imagination, de l'inspiration et de l'intuition, se fait sous le contrôle conscient et absolu du moi. Seule cette initiation, réalisée dans la pleine maîtrise de soi-même, peut garantir l'objectivité des connaissances que l'on acquiert ainsi. Steiner a le droit de dire que cette méthode d'initiation mène à des résultats aussi rigoureux, aussi soumis au contrôle de ceux qui la suivent que les expériences d'un savant contrôlé par un autre savant.

Au cours des cycles de conférences qu'il a tenus pendant près de vingt-cinq ans, Steiner a transcrit, avec une méthode et une clarté encore inconnues en ces domaines, le monde qui se révèle à celui qui franchit les limites de la connaissance sensible.

Il a retracé la constitution des sphères célestes auxquelles l'homme participe, même s'il n'en a plus conscience aujourd'hui, ce royaume des Fils de Dieu dont les actions confluent dans la créature. Il a révélé la place qu'occupe l'être humain dans l'univers, à la cime des règnes naturels et, en même temps, à la base des hiérarchies ·divines, point de contact de deux mondes. Il a déchiré le voile qui si longtemps a caché la véritable grandeur cosmique de l'Être qui gouverne l'évolution terrestre : le Christ. Par lui, l'expérience mystique du Christ, développée par la religion, se double d'une expérience cosmique ; elle dépasse la portée religieuse de l'événement du Golgotha pour suivre, à travers tout le cercle de notre système solaire, l'impulsion qui parcourt la race humaine et la guide vers ses buts suprêmes. 

Rudolf Steiner est venu indiquer le moyen qui s'offre aux hommes de cette époque non plus seulement pour retrouver le Christ au fond d'eux-mêmes, mais pour reconnaître sa force agissante dans tous les phénomènes de l'univers.

Une science christianisée, un christianisme devenu universel, voilà ce qu'il propose de réaliser. Il a donné lui-même l'exemple de la régénération que cet idéal apporte lorsqu'il rayonne sur toutes les activités humaines. L'œuvre créée par Rudolf Steiner sur le terrain social, pédagogique, religieux, artistique, scientifique, apporte l'impulsion qui émane du fond le plus intime de l'être, en même temps qu'elle réalise l'unité totale de la vie.


                                                         ***

L'homme a disparu à nos regards. L'œuvre reste. La substance des pensées humaines, qui est une réalité à laquelle à notre insu nous participons tous, a été enrichie par cette œuvre. Les découvertes qu'elle apporte, les solutions qu'elle contient, sont un acquis collectif, même pour ceux qui ne savent pas encore ce qu'ils ont reçu.

Ils l'apprendront le jour où l'inquiétude de leur pensée, le pressentiment né de cette inquiétude, les lancera à leur tour vers la recherche qui tôt ou tard aimante toute âme bien née. Si l'éclair de l'esprit relie soudain pour eux deux phénomènes sans rapport apparent, si leur propre destinée leur devient compréhensible à la place qu'elle occupe au sein d'un univers auquel ils se sentent participer, c'est qu'un précurseur, au début de ce siècle, aura pour eux défriché la terre vierge, éprouvé le sol, ouvert « le chemin qui s'avance vers l'esprit ».

Les pages qui suivent décrivent ce chemin.

Simone Rihouet-Coroze,  Paris, 1945.

dimanche 3 mai 2020

PREMIÈRE PARTIE : « UN CHEMIN VERS L'ESPRIT » DE PAUL COROZE


         ORIENTATION

note: les numéros entre [ ] renvoient à des explications à la fin de la publication

L’un des derniers écrits de Rudolf Steiner débute par cette phrase :
« L'Anthroposophie est un chemin de connaissance qui mène de l'esprit qui est dans l'homme à l'esprit qui est dans l'univers. » La science spirituelle anthroposophique propose donc, avant tout, un mode d'investigation des mondes suprasensibles, une méthode, une voie de connaissance.

Il y a, certes, un enseignement anthroposophique ; il fait l'objet des nombreux livres, cycles de conférences et cours donnés par Rudolf Steiner.  

Cet enseignement forme un ensemble cohérent, un système philosophique qui est capable de satisfaire l'intelligence et de séduire l'esprit; mais ce ne serait qu'une théorie parmi tant d'autres, et surtout un pur dogmatisme pour ceux qui lui reconnaissent la valeur d'une révélation, s'il ne s'y joignait une méthode permettant à chacun d'en vérifier personnellement les données.

Sans cette méthode, un enseignement, si intéressant, si puissant, si grandiose soit-il, n'aurait pas le droit de prendre le nom de science. Il n'y a pas de science sans moyens d'investigation ouvrant, à tout esprit qui veut s'y plier, la voie, le chemin qui conduit à la connaissance enseignée. Rudolf Steiner a maintes fois répété qu'il ne fallait jamais « croire » ses affirmations. 

La science spirituelle n'est pas objet de foi. L'enseignement doit être pris comme hypothèse de travail et le devoir de tous ceux qui l'adoptent est de s'efforcer d'en vérifier, au moins pour partie, les données. 

Le but essentiel de cet ouvrage est d'examiner si, en utilisant nos facultés d'observation, de jugement, de raisonnement, nous pouvons contrôler sérieusement les affirmations de la science spirituelle.  Pour bien délimiter le dessein que nous poursuivons ici, il est un point qu'il faut préciser clairement.

Dans plusieurs de ses livres, Rudolf Steiner a indiqué par quels moyens nous pouvons développer des facultés supranormales, atteindre à la clairvoyance. Ces ouvrages seront fréquemment cités, notamment               L 'Initiation,- La science de l'occulte (chapitre sur la connaissance des mondes supérieurs), Le seuil du monde spirituel.

Mais c'est un sujet qui ne sera pas traité ici. Il n'y a pas lieu de récrire les livres de Rudolf Steiner; ils l'ont été de main de maître. L'auteur des pages qui suivent ne se reconnaît, par ailleurs, ni autorité ni compétence pour donner à qui que ce soit des directives sur ce sujet. 

Enfin Rudolf Steiner a déclaré à maintes reprises que les indications qu'il a fournies sont suffisantes pour permettre, à tous ceux qui le veulent sérieusement d'acquérir par eux-mêmes le degré de développement spirituel qu'ils peuvent atteindre. Il serait donc aussi vain qu'inutile d'avoir la prétention d'y ajouter quoi que ce soit.

Le présent livre est destiné aux personnes qui veulent aborder l'étude de la science spirituelle. Il est naturel qu'avant de s'engager dans ce travail, elles cherchent à s'orienter, à dégager les lignes principales, essentielles de l'enseignement qui leur est proposé. Elles désirent également éprouver ce qui leur est affirmé, se rendre compte de la valeur des faits qui leur sont décrits. Elles ne peuvent le faire qu'à l'aide des facultés qu'elles possèdent : leur jugement, leur raisonnement, leur bon sens. Or, les données de la science spirituelle ont été obtenues par clairvoyance.

Peut-on vérifier l'enseignement lorsqu'on ne possède pas ce don, ou faut-il s'en remettre, avec une foi aveugle, à des affirmations incontrôlables ?
Bien qu'obtenues par clairvoyance, nous dit Rudolf Steiner, les données de la science spirituelle peuvent être comprises et même vérifiées partiellement à l'aide des facultés normales imparties à tous. C'est ce que nous tâcherons de démontrer.

Notre plan sera le suivant : Dans un premier chapitre, nous chercherons à préciser ce qu'est une voie de connaissance puisque, nous venons de le voir, la science spirituelle se présente dès l'abord comme telle.

Puis, par nos propres moyens, nous suivrons le chemin indiqué, avec nos facultés ordinaires. Nous verrons jusqu'où elles peuvent nous conduire dans la connaissance des mondes suprasensibles que nous décrit la science spirituelle. Nous noterons les points où les pouvoirs de ces facultés s'arrêtent, les points à partir desquels, pour aller plus loin, il faudrait avoir recours à des facultés supranormales. Nous jalonnerons ainsi le champ d'investigation qui est à notre portée et les domaines qui nous échappent.

Enfin, réunissant les données que nous aurons pu recueillir ou vérifier, nous examinerons si elles nous permettent d'affirmer que l'anthroposophie constitue vraiment une science du spirituel accessible à tous.

***

EXISTE-T-IL DES BORNES
À LA CONNAISSANCE ?

Le but proposé par l'anthroposophie : connaître l'esprit qui vit dans l'univers, n'est certes pas nouveau. Il n'y a pas de penseur qui ne se le soit plus ou moins proposé, mais les voies suivies pour y parvenir sont bien différentes.

La science, surtout au XIXe siècle, a cru pouvoir sonder et expliquer tous les mystères de la nature ; les mystiques affirment qu'ils ont pu atteindre jusqu'au principe même de l'univers, jusqu'à Dieu; les philosophes ont recherché la raison de toutes choses ; l'Antiquité a connu des initiés dont l'influence sur la civilisation et la culture de leur époque est aujourd'hui admise par les historiens. 

Mais voici que la science, qui prétendait devenir la seule source de connaissances, suffire à les remplacer toutes, se reconnaît des limites, déclare que d'immenses domaines lui paraissent devoir échapper irrémédiablement à ses investigations. Les grands mystiques se font de plus en plus rares. Les philosophes n'abordent la métaphysique qu'avec crainte. Les oracles antiques se sont tus et le secret des mystères n'a pas été transmis.

Faut-il se résigner à ne jamais savoir ? Il y a des âmes qui ressentent le besoin de connaissance d'une façon aussi impérieuse que la faim ou la soif. Il leur faudra donc chercher une voie nouvelle.

Mais est-il bien vrai, d'abord, que les voies anciennes ne puissent plus nous servir ? Faut-il admettre que tous ceux qui, assoiffés de connaissance, sont partis à l'aventure, ou par des sentiers battus, à la recherche de l'infini, du divin, ou des mystères de la nature, ont tous fait fausse route et que parmi tant de voies, il n'y en n'ait qu'une seule vraie, qu'une seule bonne, qui serait ... la dernière en date précisément ... ou celle qu'indique l'anthroposophie ?
Il ne serait pas juste de l'affirmer. Ce serait contraire à l'enseignement d'une véritable science du spirituel, qui doit savoir montrer d'où provient cette multiplicité de recherches

Beaucoup de ces disciplines anciennes ont permis à l'humanité d'acquérir des connaissances au moins partielles sur l'univers. Certaines révélations ont été si grandioses qu'elles ont illuminé, nourri spirituellement tout un peuple, toute une civilisation, pendant des siècles. 

Ces grandes traditions spirituelles de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de la Grèce, de l'Église chrétienne, sont-elles devenues stériles ou est-ce nous qui sommes devenus si infirmes que nous ne puissions plus les suivre ? Les fils sont-ils si dégénérés qu'ils se trouvent arrêtés là où les pères ont passé ?

LES ROUTES QUI SE PERDENT

Pour résoudre ce problème, il faut bien voir qu'il y a, en quelque sorte, une topographie du monde spirituel comme il en est une du monde physique. Dans l'un comme dans l'autre il y a des voies directes et commodes, d'autres qui ne mènent au but qu'après de longs détours; il existe aussi des chemins impraticables et des impasses.

Au travers des provinces de notre pays, on retrouve parfois le tracé de voies romaines ou des chemins de pèlerins du Moyen Age. La grand'route moderne suit par moments les anciens tracés, puis s'en écarte. Les chemins que parcouraient nos ancêtres ne sont plus que des sentes coupées de fondrières ; on les perd... ou bien les hommes ayant quitté les anciennes cités pour bâtir des villes nouvelles, la grande artère antique n'aboutit plus qu'à des ruines. C'est en vain que le voyageur voudrait suivre l'ancien itinéraire; ce n'est affaire que d'archéologue.

Il en est de même pour le monde spirituel. Il y eut jadis des voies royales par où l'homme avait accès au monde divin ; elles sont aujourd'hui presque toujours obstruées, fermées, abolies. Il serait vain de s'obstiner à les suivre; on s'y perd bientôt, on s'arrête déçu, découragé; on déclare que l'entreprise est impossible, au-dessus des forces humaines ... ou que c'est pure folie. On n'a pas compris que la nature et les facultés spirituelles de l'homme changent et que pour lui les cieux ne s'ouvrent pas toujours de la même façon, ni au même endroit. 

La révélation a pu parfois être atteinte par exaltation du sentiment, tension de la volonté ou réflexion calme de la pensée. Le derviche cherche l'illumination dans l'ivresse frénétique de sa danse, comme le bouddhiste dans la béatitude de sa méditation, le yogi dans le rythme de son souffle et le moine dans le recueillement et la contemplation. 

Les différentes formes que prend leur « quête » du divin sont conformes au tempérament, au génie propre à chaque peuple ou à l'esprit d'époques différentes. Si nous ne nous sentons pas la possibilité ou la force de les suivre, c'est que nos facultés ou nos besoins spirituels sont autres. 

Un Occidental moderne, formé aux disciplines de notre culture intellectuelle et scientifique, ne peut se satisfaire des expériences intérieures qui illuminent le derviche ni peut-être même des joies célestes de beaucoup de mystiques orientaux ou chrétiens. Les méthodes de développement intérieur ou d'entraînement que suivent les uns ou les autres nous seraient d'ailleurs ou physiquement impossibles à suivre, ou sans profit sérieux pour notre vie intérieure. 

Il nous faut prendre le courage de frayer des chemins nouveaux.
Pour relever plus exactement le tracé de cette voie nouvelle, il peut être utile d'examiner de façon plus détaillée quelles étaient les voies anciennes et pourquoi elles sont devenues impraticables. On voit mieux ainsi les obstacles à éviter.

Pour y parvenir, attachons-nous uniquement au point qui nous intéresse ici : les moyens employés pour atteindre la perception ou la connaissance du spirituel, en laissant de côté les conceptions intellectuelles abstraites, la métaphysique ou la théologie auxquelles ces formes de développement intérieur se rattachent d'une façon plus ou moins étroite et parfois arbitraire. 

Car à une même religion ou métaphysique peuvent se rattacher des méthodes de développement intérieur extrêmement différentes. Ainsi, par exemple, on voit se réclamer de l'Islam des derviches, des fakirs, des mystiques et des philosophes rationalistes. Ce qui nous importe, c'est la façon dont les uns et les autres s'efforcent d'atteindre au monde divin et les expériences intérieures ou les connaissances qu'ils peuvent en tirer.

On s'aperçoit alors que les expressions de voies ou de chemins que nous avons fréquemment employées ne sont pas des métaphores, mais correspondent à une réalité ; qu'avant de parvenir à une expérience et plus encore à une connaissance du spirituel, il faut passer d'abord par un entraînement progressif, par une succession enchaînée d'exercices et d'expériences, et enfin que, suivant la direction donnée à cet entraînement, on parviendra à atteindre certaines réalités d'ordre suprasensible et non pas d'autres.

De là naît la diversité des expériences décrites. Le point de départ et le point d'arrivée ont souvent plus d'importance que le chemin parcouru car, dans le spirituel comme dans le physique, ces deux points déterminent la voie à suivre.

Nous examinerons successivement les expériences qu'on peut atteindre par la pratique des religions dogmatiques, les méthodes de développement spirituel des Hindous et celles des mystiques chrétiens. Ce sont là des disciplines qui sont actuellement encore suivies en Europe occidentale.


LA RELIGION

Un homme prie avec ferveur. Il peut avoir soudain le sentiment que l'élan de sa prière ne se perd pas dans le vide, qu'elle atteint un être qui la reçoit. En retour, cet être spirituel déverse dans l'âme de l'homme pieux une force morale accrue, plus de courage, plus d'assurance, et une douceur joyeuse tout au fond de lui-même. C'est là une expérience qui peut être fréquente pour certains êtres mais qui, pour le plus grand nombre, est rare; il se peut qu'elle ne se produise qu'une fois dans toute une existence.

Supposons qu'un homme ayant passé par cette expérience aille trouver un prêtre d'une quelconque religion dogmatique et lui demande ce qu'il devrait faire pour développer ou renouveler une telle expérience. 

Le prêtre lui répondra à peu près ceci :

L'expérience par laquelle vous êtes passé est un effet de la grâce divine ; c'est un don gratuit que Dieu vous a fait. Lui seul peut le renouveler. Par vos propres et seuls efforts vous ne pourriez accéder de nouveau à cette expérience. Priez et attendez. Pour participer à la grâce divine, il n'est qu'un seul moyen : pratiquez la religion. Les sacrements et les rites ont été institués pour servir de canal au travers duquel se déverse la grâce que vous recherchez. Ils ne vous procureront peut-être pas l'expérience que vous avez connue ou d'autres analogues, mais au travers d'eux Dieu agit en vous, même à votre insu (sans que cela parvienne à votre conscience). Je ne puis vous donner d'autre conseil. Quant à une connaissance directe et personnelle des réalités du monde spirituel, elle ne peut ni même ne doit être recherchée. La révélation a été donnée une fois pour toutes. On peut construire sur cette révélation une théologie ou une philosophie, mais l'homme est impuissant à la vérifier. Il commettrait un péché d'orgueil s'il s'avisait d'en chercher une source nouvelle par ses propres moyens.

Ainsi les religions dogmatiques n'offrent pas de moyen permettant à l'homme d'atteindre personnellement et directement à la perception et à la connaissance du spirituel. Mieux, elles condamnent cette recherche, sauf cependant exception pour la mystique catholique admise dans des limites très étroites et notamment à condition qu'elle recherche uniquement la perception de Dieu, l'unio mystica, mais jamais la connaissance.

Or, c'est là précisément qu'est le point critique pour beaucoup d'âmes modernes. Elles ont soif de la connaissance.  Elles ne peuvent accéder à la foi ou s'en contenter. ·sans doute, il en est d'autres à qui des expériences comme celle décrite plus haut paraissent suffisantes pour emplir leur vie morale. Elles s'y complaisent et en retirent assez de satisfaction pour ne pas éprouver le besoin de chercher encore. 

Il n'appartient certes pas à une science du spirituel de les blâmer ou même de les critiquer. Si ces âmes trouvent ainsi la paix, qu'elles conservent leur paix! Il y a lieu simplement de constater qu'un nombre toujours plus grand d'êtres cherche autre chose et notamment une connaissance fondée sur des expériences personnelles ou vérifiables. 

Si cette recherche est plus fréquente qu'autrefois, cela prouve seulement que les besoins spirituels de l'humanité ont varié. Si la foi est plus débile, cela tient à ce que la force spirituelle qui peut se déverser au travers des rites ou des sacrements atteint moins profondément les âmes. Il y a des êtres qui sont plus sensibles que d'autres à cette double modification dans. les rapports de l'homme et des mondes suprasensibles. 

C'est à eux seuls que s'adresse la science spirituelle anthroposophique.

 LES MÉTHODES HINDOUES

À l'inverse de ce que nous venons de voir au sujet des religions dogmatiques européennes, nous trouvons en Inde un grand nombre d'écoles où la voie de développement intérieur est considérée comme le but essentiel de toute vie religieuse, tandis que les rites, le contenu intellectuel de l'enseignement, la métaphysique ou la théologie n'en forment que l'accessoire. 

Ces écoles sont nombreuses et très diverses et nous n'avons aucunement l'intention de les étudier toutes. Mais elles possèdent des points communs qui sont précisément les plus importants pour notre étude. Quel que soit le moyen d'entraînement proposé, qu'il s'agisse de gymnastique respiratoire ou de méditations, le point de départ et le point d'arrivée de la voie sont identiques.

Les Hindous affirment unanimement que le monde que nous percevons par nos sens est une « maïa », une illusion mauvaise. L'homme sage doit se libérer de cette illusion. Il commence par se détourner du monde extérieur qui ne peut apporter que l'erreur et la souffrance. « Naître, c'est souffrir, a dit le Bouddha, vivre c'est souffrir, mourir c'est souffrir ». La compassion devant cette souffrance doit nous conduire à nous libérer et à aider les autres à se libérer du monde physique, à renoncer à tout ce qu'il peut nous offrir[1].

Puis, seconde étape, il faut détruire dans notre vie intérieure tout ce qui provient directement ou indirectement de cette illusion mauvaise : les désirs qui naissent toujours de ce qu'on est tenté de posséder quelque chose de physique, les sentiments qui surgissent en nous du contact avec le monde matériel, les idées même qui sont le résultat du travail de l'intellect sur les données des sens.

Enfin, troisième étape, il faut nous libérer du sentiment de notre personnalité. Ce sentiment, en effet, qui nous oppose à tout ce qui n'est pas nous, provient du monde physique; car c'est par opposition à ce monde que naît ce sentiment.  Dès qu'on prononce ce simple et petit mot « moi », on s'oppose par là-même et immédiatement à tout ce qui n'est pas « moi », au monde, à l'univers. 

La personnalité entraîne la « séparativité », nous retranche du monde spirituel où tout est un. Quand nous sommes parvenus à nous libérer de l'illusion de la personnalité, nous échappons à « la roue des naissances et des morts », nous ne sommes plus obligés de nous incarner dans le monde physique et nous nous abîmons, nous nous dissolvons dans le spirituel infini comme le fleuve se perd dans la mer.  Nous atteignons au « nirvâna ». 

Cette dernière étape est entièrement passive. Il faut, après avoir détruit en soi tout ce qui formait notre vie intérieure, faire le vide en nous, laisser ce vide être empli par la spiritualité impersonnelle, universelle, sans forme, sans nom, en qui tout s'absorbe, s'évanouit.

Il est certain qu'une telle attitude intérieure est tout à fait étrangère à la mentalité d'un Européen moderne. Il nous est d'abord extrêmement difficile d'avoir le sentiment intérieur sincère et profond que le monde extérieur est une pure illusion, une construction arbitraire de nos sens. 

Toute la culture européenne depuis plusieurs siècles est tournée vers la connaissance et l'utilisation de ce monde matériel où la science et la technique ont obtenu des résultats incontestables. Avoir le sentiment qu'il n'y a là que pure fantasmagorie nous est fort pénible.

Pour suivre la voie hindoue, il ne suffit pas, en effet, de se répéter que rien n'existe ni même de reprendre tous les raisonnements subtils sur lesquels on essaie de fonder cette affirmation. Des philosophes occidentaux s'y sont efforcés. Le criticisme kantien y mène tout droit et Schopenhauer a tenté d'établir que « le monde n'est qu'une représentation ». Ce ne sont que simples spéculations de l'intelligence qui n'atteignent pas profondément notre vie intérieure; ce sont jeux d'ombre et de lumière qui miroitent à la surface de notre conscience. Pour un Européen, cette notion que le monde n'est qu'illusion ne saurait devenir sincèrement une expérience vécue.

Supposons cette première difficulté résolue, il en resterait une seconde plus insurmontable encore : la destruction du sentiment du moi, de la personnalité. Ici, ce sont vingt siècles de christianisme qui nous séparent de la mentalité hindoue. Tout le christianisme est fondé sur la notion de la valeur infinie de la personnalité humaine. 

Or, toute la culture européenne est imprégnée de christianisme. Le sentiment de notre personnalité est descendu jusqu'à la racine même de notre être. Nous acceptons de n'être qu'«une goutte d'eau dans la mer », mais à condition que cette goutte trouve sa valeur et sa fin en elle-même, qu'elle se distingue du tout, et ne soit pas « de l'eau dans la mer », quelque chose qu'on ne puisse plus distinguer du tout, qui y soit confondu, absorbé.  

Nous voulons bien être infimes, mais quelque chose en nous veut rester conscient de lui-même dans sa petitesse et encore et toujours dire « moi ». L'impérieux besoin de pouvoir dire « moi, je », en face de toutes choses, en face de l'infini même, s'impose d'une façon absolue à tout Européen occidental.

Là est la barrière entre l'Europe occidentale et l'Asie, entre la chrétienté et le paganisme. Se fondre dans un tout, infini peut-être et divin mais indéfini, nous paraît l'équivalent d'une disparition irrémédiable dans le néant. Un instinct, plus profond encore que l'instinct de la conservation et qui parfois se confond avec lui, nous en écarte. Il nous est à peu près impossible de le surmonter. Si une trop grande fatigue nerveuse peut nous amener parfois à imaginer cette sorte de suicide spirituel plus profond encore que le suicide du corps physique, tout en nous se rebelle et s'insurge.

Il y a quelque chose en nous qui ne veut pas mourir : le moi.

Ainsi, la culture qu'a reçue l'Européen occidental a profondément imprimé en lui deux notions étrangères aux peuples orientaux :
 - d'une part la notion de l'existence objective du monde physique, de l'importance du travail exécuté pour modifier ou améliorer le monde physique ;
- d'autre part, le sentiment du moi, de la valeur absolue de la personnalité. 

Ces deux notions, qui doivent être abolies pour que l'Européen suive les méthodes hindoues, forment des obstacles quasiment insurmontables dès qu'il veut entrer avec fruit dans cette voie.


LA MYSTIQUE CHRÉTIENNE

Le terme « mystique» a pris de nos jours un sens extrêmement large et vague. Il sert à désigner n'importe quelle religiosité sentimentale ou émotive. 

Nous n'entendons parler ici que de la voie mystique décrite, avec des variantes individuelles bien entendu, dans les œuvres de grands mystiques tels que saint Bonaventure, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, ou même ajustée à l'usage des gens du monde par saint François de Sales[2].

Si on examine cette voie d'après les descriptions qui en ont été faites et les exercices proposés, on s'aperçoit que le point de départ du développement intérieur est ici tout autre que chez les Hindous, malgré certaines analogies qu'offrent le renoncement de la vie monastique, l'ascèse mystique.


Pour le mystique chrétien, le monde physique n'est pas une illusion mauvaise comme pour l'Hindou, puisque ce monde est l'œuvre, la création de Dieu. Mais il peut être corrompu par l'homme, ou plutôt l'homme peut se corrompre au contact de ce monde qui suscite des désirs, des passions, des besoins de possession détournant l'âme de la vie spirituelle. 

C'est uniquement pour préserver cette vie spirituelle, pour pouvoir librement se concentrer sur elle que le cœlicole[3] se détourne de la vie du monde. C'est une vocation exceptionnelle qui exige ce sacrifice et non un anathème jeté sur le monde sensible qui provoque le renoncement du religieux.

L'homme n'est pas plus que le monde irrémédiablement mauvais. Les forces de l'âme : pensée, sentiment, volonté, doivent seulement être purifiées car elles ont été corrompues par le péché originel.

Le premier degré de la vie mystique y veille par la purification ou vie purgative. La pensée et la volonté sont les plus atteintes car elles sont contaminées par l'orgueil, le désir du pouvoir ou de la possession, le désir de la richesse et le désir de la chair ou concupiscence. De là les trois vœux monastiques de pauvreté, chasteté et obéissance ou absence de volonté propre.

Au second degré de la vie mystique, une fois la purification des forces de l'âme obtenue, on accède à la vie contemplative. Elle est développée par des exercices de méditation ou d'oraison. La forme donnée à ces méditations montre très clairement la voie suivie. Il ne s'agit plus comme chez les Hindous de faire entièrement le vide dans la vie intérieure. Mais au détriment de la volonté et même de la pensée, le sentiment va être tout spécialement cultivé.

Prenons comme exemple une méditation proposée par saint Bonaventure. Il écrit pour des femmes, des clarisses : [4].

« Représentez-vous, dit-il, la maison de la Sainte Vierge. C'est l'humble demeure d'une femme de charpentier, mais admirablement bien tenue. La Sainte Vierge a beaucoup à faire pour tenir aussi soigneusement son ménage et élever le petit enfant Jésus. Elle est obligée de s'absenter et vous confie le soin de veiller sur l'enfant Jésus. Vous restez seule dans cet intérieur si calme, si beau dans sa simplicité et où flotte une sorte de lueur surnaturelle. Jésus dort sur vos genoux. Pour quelques instants il vous est donné, il est entièrement à vous et cela vous inonde d'une joie immense. Vous songez que dans cette chair si belle, si douce, mais si fragile, habite Dieu lui-même.  Le maître du ciel et de la terre est là, dans ce corps si frêle, abandonné entre vos bras. Lui, le Tout-Puissant, a besoin de vous, il réclame vos soins les plus humbles.»

« Mais, s'il a consenti à cet abaissement, à ce retournement de vos situations respectives, c'est à cause de vous, c'est pour vous. Cet enfantelet si doux, si beau, s'est voué au sacrifice ; cette chair si suave, ce corps si mignon est destiné à la torture, à l'horreur de la croix, et cela à cause de vous, de vos péchés, de votre indignité. Cette torture, ce supplice, c’est vous qui l'y conduisez. A la joie qui tout à l'heure vous inondait se mêle le sentiment d'horreur profonde pour votre propre bassesse, d'infinie reconnaissance pour le sacrifice du Rédempteur.»

Mais ceci n'est que la moitié de la méditation. Cette série de représentations n'avait d'autre but que de susciter un état d'émotivité intense. Dans l'exemple choisi, cet état était d'abord joyeux, puis il s'est chargé de honte et de repentir; enfin il s'est épanoui en reconnaissance envers le Rédempteur. 

Mais voici qu'il faut faire disparaître le décor imaginé tout en maintenant l'état d'émotivité ; se concentrer sur le sentiment qu'on a fait naître par les représentations, -tout en supprimant celles-ci.  Il faut vivre profondément ce sentiment à l'état pur, dépouillé de toute image. Il faut le laisser résonner en soi le plus longtemps possible, le prolonger, du sensible d'où il est parti, jusqu'au suprasensible, le détacher du physique pour l'attacher au spirituel; ainsi l'âme emportée par ce sentiment peut s'élever hors du tombeau du corps pour s'unir au divin.

Cette union avec Dieu, où l'âme, sans cependant perdre complètement le sentiment de sa personnalité, se sent unie au spirituel, emportée dans le sein de Dieu, conduit à la troisième étape de la vie mystique, la vie unitive. De ce sentiment d'union à Dieu, lorsqu'il est vécu profondément, naît l'état d'extase où la personnalité se sent adombrée par un être divin. « Ce n'est plus moi, mais Christ en moi », a dit saint Paul. C'est un état ineffable, donc indescriptible, et que ne peuvent comprendre que ceux qui l'ont vécu.
On peut tirer un enseignement fort important de ces diverses étapes de la vie mystique.

Tout d'abord le point de départ de la méditation est un décor dont les éléments sont empruntés au monde sensible. C'est « la composition du lieu », selon le terme technique créé par saint Ignace de Loyola. Même dans la vie intérieure le monde n'est donc pas absolument repoussé par le mystique ; au contraire, il s'en sert pour son développement spirituel. C'est là une première différence avec le point de départ des méthodes hindoues. Pour mieux retenir l'attention et faire naître le sentiment, le méditant doit se représenter la scène qu'il imagine dans ses moindres détails.

L'évocation de scènes touchantes ou émotionnantes dans des décors vivants a pu être facilement popularisée. Mais si on s'y arrêtait, elle rattacherait finalement l'âme au monde physique et non pas au monde spirituel. 

L'essentiel, pour parvenir à la vie contemplative, est évidemment la concentration sur le sentiment né de cette scène, qu'on en a détaché et qui subsiste sans support physique. C'est la partie la plus difficile de l'exercice, celle qui offre également le plus de dangers lorsqu'on n'a pas une personnalité forte et bien équilibrée ou qu'on n'est pas encadré et soutenu par la règle d'un ordre conventuel et la surveillance constante d'un directeur de conscience. Le moment le plus critique vient en effet lorsqu'on est parvenu à détacher la vie du sentiment de tout ce qui est sensible sans cependant avoir atteint à une expérience profonde du divin. 

On se trouve alors, selon le mot de saint Jean de la Croix,  « plongé dans la nuit obscure ».  On est détaché de la terre sans être encore lié à Dieu. Le sol s'est dérobé sous les pas et il faut se soutenir par ses propres forces pour franchir l'abîme. Des qualités tout à fait exceptionnelles de force d'âme sont nécessaires pour plonger dans cette nuit obscure.

Si ces qualités sont insuffisamment développées, plusieurs éventualités peuvent se produire. S'agit-il d'une âme faible douée d'un tempérament passif ? Elle perdra tout intérêt pour quoi que ce soit. La terre n'a plus d'attrait pour elle et le ciel est trop haut. Pleine d'ennui, triste et douce, elle mijotera dans le bain-marie d'une dévotion attiédie.  Les confesseurs ont donné un nom à cet état : le taedium claustris

Si, par contre, un tempérament puissant est lié à une âme faible (ce qui est un cas fort fréquent ), elle risque de tomber dans le dérèglement. L'histoire des tentatives de vie mystique sans discipline sévère en offre des exemples nombreux[5]

C'est ici que se montre le plus clairement la nécessité de l'ascèse mystique et de pratiques comme le jeûne, les mortifications, parfois la flagellation qui, si on ne les voit pas de ce point de vue, peuvent paraître extravagants, barbares ou puérils. 

Ces pratiques ont pour but, en affaiblissant le corps, de faciliter l'arrachement de l'âme hors du physique, tandis que la claustration, la discipline de la règle monastique, l'obéissance passive aux supérieurs, les confessions fréquentes, tendent à éviter tout dérèglement.

L'ascèse est donc une nécessité de la vie mystique qui, sans elle, risque de dégénérer et d'entraîner un abaissement du niveau moral au lieu d'une exaltation de tout l'être.  C'est ce qu'ont bien vu tous les fondateurs et réformateurs d'ordres contemplatifs.

La voie mystique ne peut par conséquent être ouverte qu'à un très petit nombre d'individus; elle exige des dons et une vocation.  Il faut y consacrer entièrement toute sa vie. Il serait déraisonnable de vouloir la suivre en « restant dans le monde ».

Mais en admettant qu'on veuille, et qu'on puisse en accepter les conditions rigoureuses, quel va en être le résultat ? Le passage de la vie contemplative à la vie unitive est un fait rare, même chez ceux qui y consacrent toutes leurs forces. 

En cas de succès, c'est peut-être une expérience profonde, intime, du spirituel, mais pas une connaissance. L'état d'extase ne peut être ni décrit, ni expliqué. C'est une sublimation du sentiment qui peut mettre l'âme en contact, pendant quelques instants, avec des réalités d'ordre suprasensible. 

Mais la méthode suivie ne permet ni d'observer, ni de penser ces réalités. Non seulement l'extase n'apporte pas de «  savoir », mais il flotte autour d'elle quelque chose de trouble, d'incertain.  D'où vient telle expérience intérieure ? 

Ce ne sont pas seulement les sceptiques qui posent cette question. Les confesseurs et les théologiens, eux aussi, s'inquiètent. La voie mystique peut conduire à bien des illusions ; il y a des pièges cachés dans la « nuit obscure » où l'on s'efforce de plonger.  Malgré leur expérience psychologique, les prêtres les mieux avertis hésitent et se troublent devant certains récits.  

Ce doute, cette crainte de l'illusion et de l'erreur, sont la conséquence inéluctable d'expériences intérieures auxquelles ne s'est pas jointe en même temps une solide connaissance méthodique et raisonnée des réalités spirituelles qu'on croit percevoir. 

Tant qu'on n'est pas capable de reconnaître avec certitude en face de quoi on se trouve dans le monde spirituel, on ne peut jamais être certain que ce qu'on perçoit ou ressent n'est pas le résultat d'une illusion ou d'une erreur, d'une fantasmagorie qu'on se joue à soi-même ou, comme diraient les théologiens, un piège du démon.

L'incertitude sur la valeur des expériences mystiques est certainement plus grande de nos jours qu'il y a quelques siècles. La présence du spirituel, du divin, était jadis plus facilement ressentie ou pressentie. La voie mystique était par là même moins difficile à suivre et mieux comprise. Nous retrouvons ici une de ces modifications profondes de la vie intérieure que nous avons déjà indiquées.

La mentalité moderne s'éloigne de la voie mystique sur d'autres points encore. La vie recluse, tournée exclusivement vers le développement intérieur, présente un caractère « asocial » contraire aux tendances de beaucoup d'esprits.  L'Église elle-même n'attache-t-elle pas une importance toujours plus grande aux « œuvres » ?

Enfin, l'Occidental moderne est profondément convaincu de l'importance du travail dans le monde physique. Les spiritualistes eux-mêmes ont le désir, plus ou moins avoué, que le développement intérieur ait directement ou indirectement un résultat efficace dans le monde sensible. Ils ont quelque difficulté à adhérer pleinement aux arguments qu'on donne pour justifier la vie mystique. Les groupes où on la cultive, répond-on, forment des sortes de forteresses spirituelles dans le monde.  Ils seraient des sortes de digues ou de paratonnerres qui protégeraient l'humanité contre l'irruption des forces mauvaises ...

Quelle que soit la part de vérité que comportent ces arguments, et même si on reconnaît cette part de vérité, le sentiment général aimerait qu'à cette action purement spirituelle s'en joigne une autre, sur le plan physique, qui vienne au moins démontrer l'efficacité de la première.

***
L'analyse que nous venons de faire de quelques-unes des formes que peut prendre la culture de la vie intérieure permet de mieux comprendre en quoi consiste une méthode de développement spirituel et l'importance considérable que peut avoir le choix d'une de ces voies.

Chacune d'elles exige que soient remplies certaines conditions rigoureuses.
Chacune repose sur le développement d'une faculté déterminée.
Chacune fait naître des expériences d'un ordre ou d'une nature qui sont la conséquence inéluctable de la voie suivie.

Inversement, telle expérience à laquelle on désirerait parvenir ne peut être obtenue que si on a pris le chemin qui y mène.

On est libre de choisir la route qu'on préfère, mais une fois qu'on y est engagé, on est déterminé par l'itinéraire choisi; on ne peut le quitter sans risquer de se perdre dans les chemins de traverse. Il vaudrait mieux revenir en arrière, mais ce n'est jamais facile et c'est quelquefois impossible.

L'étude de quelques-unes de ces méthodes montre également comment il se fait que telle d'entre elles, qui fut jadis facilement suivie ou qui l'est encore chez certains peuples, puisse ne plus être adaptée à notre mentalité, aux facultés que notre culture, notre milieu, les nécessités de la vie favorisent.  

Ces voies deviennent pour nous de moins en moins praticables. Le temps est donc venu, si l'on ne veut pas renoncer à la connaissance, de chercher une route nouvelle.

C'est de cette recherche qu'est née la science spirituelle anthroposophique.



[1] Nous employons ici la terminologie des boudhistes.  Plus loin (chapitre V), nous emprunterons la terminologie du Védantisme. Il Importe peu pour le dessin que nous poursuivons ici.  Quelles que soient les différences entre ces deux écoles, les notions que nous exposons se rejoignent.
[2] Il y a bien entendu d’autres grands mystiques. On pourrait citer notamment Tauler, maître Eckhart, Ruysbroeck l’Admirable, etc.  Mais à l’exception de Ruysbroeck qui a obtenu le grade de bienheureux, les autres n’ont pas été canonisés.  La voie suivie et les résultats obtenus sont d’ailleurs un peu différents et c’est bien la raison pour laquelle ils sont restés en marg3e de l’orthodoxie.
[3] Rejetons d’une branche du Donatisme,  une hérésie causée par l’évêque Donat qui divisa l’église chrétienne d’Afrique au IVe siècle ;  les membres se qualifiaient « d’habitants du ciel. »
[4] Les méditations attribuées à saint Bonaventure ne paraissent pas être de lui, mais elles seraient l’œuvre d’un disciple très proche de saint François d’Assise et auraient été écrites peu de temps après sa mort pour les religieuses de l’ordre de sainte Claire, première disciple femme de saint François.
[5] Voir en particulier Barrès : La Colline Inspirée.  C’est moins un roman que la biographie romancée d’un illuminé qui a vécu au milieu du XIXe siècle.